Comment un opérateur de fret ferroviaire exploite-t-il aujourd’hui en France et en Europe ? Les problématiques de l’interopérabilité sont-elles franchissables ? L’objectif de doublement de la part modale du fret ferroviaire d’ici 2030 est-elle réaliste?
Voie Libre, en collaboration avec Fret Ferroviaire, explore l’expérience des opérateurs de fret, et tente d’y voir plus clair dans les objectifs affichés par la filière, ainsi que les réalités techniques et opérationnelles.
Après un premier entretien avec Rail Logistics Europe, découvrons maintenant l’avis d’Alexandre Gallo, Président Directeur Général de DB Cargo France.
Fret Ferroviaire (F.F) : En tant qu’Entreprise Ferroviaire européenne, quels sont pour vous les principaux obstacles à l’interopérabilité ?
Alexandre Gallo (A.G) : L’Europe du ferroviaire n’est toujours pas réalisée. Malgré les efforts de l’ERA (NDLR : European Union Agency for Railways, Agence Ferroviaire Européenne), nous avons toujours du mal à unifier les procédures et les standards. Par exemple, dans beaucoup de pays en Europe et notamment en Allemagne, on utilise des plaques réfléchissantes pour les queues de trains et non des lanternes. Lorsqu’on reçoit un train en provenance d’Allemagne à la frontière française, on doit remplacer les plaques par des lanternes. Cela représente une perte de temps, mais aussi une perte d’argent parce que les lanternes coûtent cher, et ont tendance à se perdre ou à être volées.
L’ERA essaye d’imposer le standard européen de plaques réfléchissantes. Or, dans beaucoup de pays comme la France, on se heurte aujourd’hui à des problématiques concernant les trains de voyageurs avec la nécessité d’installer des phares à leds plus puissants et compatibles avec ces plaques réfléchissantes. Cela représente un coût, mais ce sont des avancées réglementaires importantes et qui doivent permettre de fluidifier les parcours.
Un deuxième frein lié cette fois au gestionnaire d’infrastructures : la France n’a toujours pas adopté le standard des numéros de sillons pour les trains internationaux. Lorsqu’on a un train de fret qui arrive de Belgique ou d’Allemagne, on a une nouvelle numérotation quand le train arrive en France. Tout cela n’est pas homogène et nécessite beaucoup d’adaptations et des systèmes très flexibles, et beaucoup de travaux manuels. Perte de temps, perte d’efficacité et risques d’erreurs plus élevés.
Cela prouve bien que l’Europe du ferroviaire n’est pas faite à ce jour. De même, on arrive à faire des trains au gabarit P400 depuis Constanta en Roumanie jusqu’à la frontière Allemande. Mais quand on arrive en France, à part sur l’axe Méditerranée, on arrive pas à faire rouler de trains en P400 qui est pourtant le standard communément admis. L’Europe essaye de faire adopter un certain nombre de règlements, mais ce sont des règles qui ne sont pas forcément mises en place ou acceptées par les différents gestionnaires d’infrastructures.
Autre exemple, l’ERA demande à ce que les conducteurs qui roulent sur une section frontalière possèdent le certificat de langue B1. On en arrive à des aberrations : lorsqu’un conducteur Anglais qui vient d’Angleterre et sort du Tunnel sous la Manche pour aller vers le faisceau de Calais-Fréthun, il emprunte une portion française – 900 mètres de long -, mais il doit être en possession du certificat de langue B1 français, uniquement pour ce tronçon de 900 mètres. Vous imaginez donc les difficultés que nous avons pour maintenir un niveau de langue auprès d’un certain nombre de conducteurs.
Aujourd’hui, l’interopérabilité est difficile à mettre en place, et il y a peu d’entreprises ferroviaires en France à être totalement interopérables entre l’Allemagne et la France. Il y a bien sûr les problématiques de systèmes inhérents aux locomotives, avec le KVB à bout de souffle. La tentative d’équiper les corridors européen avec de l’ERTMS niveau 2 est une très bonne chose, mais cela nécessite des investissements extrêmement conséquents. Pour nos BR186 équipées de l’ETCS 1, l’upgrade en ERTMS 2 nécessite la mise en place de l’ETCS Baseline 3, ce qui va représenter un coût d’investissement de 41 millions d’€ pour nos 65 locomotives BR186. Il va falloir trouver comment financer un tel investissement…
F.F : Le KVB est-il une limite d’accès au réseau ferré français ?
A.G : Le KVB est un gros problème. C’est un système qui n’est utilisé qu’en France avec un seul industriel qui a la main mise sur le KVB, en situation de quasi monopole et qui dicte sa loi. C’est pourtant un équipement très simple relié à la cabine de conduite. Cet équipement sur une machine neuve coûte 300 000 € pour la version compatible avec l’ETCS.
F.F : Parvenez-vous encore à trouver cet équipement sur le marché ?
A.G : Le paradoxe est que vous ne pouvez pas monter un KVB d’occasion sur une machine neuve, c’est interdit. Si vous voulez commander aujourd’hui un KVB pour le monter sur une machine neuve, il y a des délais d’attente. Dans le cadre de notre étude du renouvellement de notre parc de locomotives diesel par des machines plus modernes, nous avons besoin qu’elles soient équipées en ETCS et en KVB. Or il y a un délai de 24 mois d’attente et un coût de 300 000 € par machine, sans l’équipement ETCS.
Sur les 41 millions d’€ que j’ai cité précédemment pour l’équipement ETCS de nos machines, il y a environ 10 millions d’€ de coût de développement et 30 millions d’€ de mise en place et de mise à jour logiciels sur les 65 machines. Cela revient à environ 450 000 € par machine.
Si vous voulez une machine KVB + ETCS compatible ERTMS 2, on arrive à 750 000 € rien que pour les systèmes de sécurité. C’est démesuré pour une locomotive qui coûte 4 millions d’€.

Crédit : Fret Ferroviaire
F.F : Avez-vous encore besoin de changer de locomotive à certaines frontières ?
A.G : Tout à fait, par exemple à la frontière espagnole puisque l’écartement des rails n’est pas le même. C’est également le cas à la frontière italienne via Modane où il y a un changement de machine. En Italie, les distances sont plus courtes car nous faisons généralement du Modane – Milan. Si nous utilisions la même machine de bout en bout via cet axe, nous pourrions réaliser une économie de 20 à 30% du prix de la traction. Il est très clair que c’est intéressant.
Le tunnel du Perthus est un exemple flagrant du manque de vision européenne des trafics ferroviaires. Vous avez le système KVB en France, le système ERTMS 1 dans le tunnel, et l’ASFA côté espagnol. De la même façon, vous avez une tension électrique en France, une tension électrique dans le tunnel et une tension électrique sur la partie espagnole. Pour franchir le tunnel du Perthus, vous avez donc besoin d’une machine qui soit tri-courant et tri-systèmes. C’est aberrant. On s’étonne qu’il n’y ait pas plus de trafic dans le tunnel…
F.F : En tant que nouvel entrant en France en 2006, quelles avaient été vos difficultés en termes d’interopérabilité ?
A.G : Comme tous les opérateurs, nous avons d’abord commencé par rencontrer des difficultés d’accès au réseau qui a été pendant longtemps un problème, mais il ne l’est plus aujourd’hui. Il n’y a plus de discriminations comme il y a eu par le passé sur l’attribution des sillons ou sur les circulations depuis quelques années.
En termes d’interopérabilité, le principal défi a été l’adaptation des engins moteurs et la formation des conducteurs. Nous avons aujourd’hui des conducteurs interopérables, capables de conduire sur le réseau français, sur le réseau belge ainsi que sur le réseau allemand. Il faut non seulement que les conducteurs soient formés à la conduite du pays mais également qu’ils parlent la langue, c’est compliqué à trouver. Avant, on essayait de former nos conducteurs à la langue allemande, mais ça n’a pas été facile.
Nous avons donc changé notre façon de faire en recrutant des conducteurs qui parlaient déjà allemand, pour les former à la conduite des trains d’abord en France et ensuite en Allemagne. C’est plus simple ainsi, mais c’est néanmoins plus long : les conducteurs de DB Cargo France sont formés jusqu’à Mannheim, cela demande au minimum 2 ans et demi à 3 ans de formation. Il faut compter 1 an de formation en France, 1 an de conduite pour que le conducteur soit à l’aise, puis 6 mois de formation complémentaire pour apprendre la conduite en Allemagne (signalisation, sécurité, …).
Nous sommes partis du principe qu’il y a un certificat de sécurité par pays. Ce qui veut dire que lorsqu’un conducteur de DB Cargo France roule en Allemagne, il roule sous certificat de sécurité DB Cargo. De même, les conducteurs interopérables allemands roulent en France sous le certificat de sécurité DB Cargo France. Cela nécessite donc beaucoup de coordination entre les différents managers pour que ces conducteurs soient habilités et suivis par les managers locaux qui leur délivrent leurs aptitudes.
Aujourd’hui, je dirais que les difficultés que nous rencontrons sont celles dont j’ai parlé au début, c’est-à-dire principalement le matériel et le manque d’homogénéisation des normes.
Le tunnel du Perthus est un exemple flagrant du manque de vision européenne des trafics ferroviaires. Vous avez le système KVB en France, le système ERTMS 1 dans le tunnel, et l’ASFA côté espagnol. De la même façon, vous avez une tension électrique en France, une tension électrique dans le tunnel et une tension électrique sur la partie espagnole. Pour franchir le tunnel du Perthus, vous avez donc besoin d’une machine qui soit tri-courant et tri-systèmes. C’est aberrant. On s’étonne qu’il n’y ait pas plus de trafic dans le tunnel…
F.F : En tant que client, qu’attendez vous du gestionnaire d’infrastructures aujourd’hui pour faciliter l’interopérabilité ?
A.G : À mon sens, le gestionnaire d’infrastructures devrait pouvoir assurer le pilotage des trains sous la langue d’accueil du pays d’origine. Je prend le cas de l’Allemagne : si on regarde les échelles, le gestionnaire d’infrastructures aurait besoin d’une dizaine de personnes formées à l’Allemand, alors que nous devons former systématiquement les conducteurs à l’allemand ou au français. Il faudrait également que SNCF Réseau adopte le format TAF-TSI, mais ils n’envisagent pas de le faire avant 2025 ou 2026.
De la même façon, pouvoir obtenir des sillons à l’international qui soient de vrais sillons. Aujourd’hui, on est censé pouvoir commander des sillons internationaux de bout en bout via le guichet unique européen, mais ce n’est pas le cas. On est obligé d’avoir des sillons en Allemagne et des sillons en France, il n’y a pas assez de concertation entre les gestionnaires d’infrastructures pour obtenir un bon relai.
Crédit photo de couverture : Fret Ferroviaire